Lettres à un ami allemand, d’Albert Camus

camus-lettres-ami-allemand.jpegQuatrième de couverture

« … Je ne déteste que les bourreaux. Tout lecteur qui voudra bien lire les Lettres à un ami allemand dans cette perspective, c’est-à-dire comme un document de la lutte contre la violence, admettra que je puisse dire maintenant que je n’en renie pas un seul mot. »

Critique

Si l’on replace ce livre dans ce contexte, ces lettres fictives ont été rédigées durant l’Occupation et peu après la Libération, dans le journal clandestin et résistant Combat, auquel Camus participait alors.

Dans ces lettres, Camus s’adresse à un ami allemand (fictif), interlocuteur qui se trouve être en réalité un nazi. C’est ce que représente réellement ce « vous » et « nous » représente les Français, et sur une échelle plus large, les Européens. L’auteur lui-même précise ces faits dans une préface afin d’éviter tout malentendu ainsi qu’une opposition Français-Allemands qu’il ne souhaitait pas.

Ces quatre lettres ne se centrent pas toutes sur le même sujet. Dans la première, Camus répond à un reproche que son interlocuteur lui a fait : « Allons, vous n’aimez pas votre pays ». Tout ceci parce qu’il n’aimait pas son pays inconditionnellement au point d’être aveugle sur ses défauts, il voulait justement une justice à la hauteur de cet amour envers ce pays. J’ai moi-même subi cette phrase pour les mêmes raisons. Et Camus répond à cette phrase avec une justesse impressionnante et j’ai été très émue par cette lettre. Elle contient aussi une colère muette, une colère qui n’éclate pas : il s’y exprime avec calme mais ne mâche pourtant pas ses mots.

Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée.

Allez hop, petite pique l’air de rien.

Dans la deuxième lettre, la colère y est un peu plus palpable car celle-ci se trouve y être au centre. Il y parle de donner sa vérité à son pays quand cet ami a abandonné lui-même sa réflexion pour adorer son pays sans entraves. Il y relate une histoire cruelle qui nous laisse sans voix, bien qu’elle n’ait rien d’étonnant. Il y a de quoi déprimer, mais Camus reste un grand optimiste et je l’admire beaucoup pour ça. Pour autant, il n’épargne rien à cet ami tout en restant d’un calme olympien. « Colère » et « calme » sont deux termes assez contradictoires mais leur présence combinée est pourtant réelle dans ces lettres.

La troisième lettre aborde un sujet qui nous parlera sans problème : il ne parle plus au nom de la France, mais des Européens, de l’opposition entre la vision de l’Allemagne nazie à ce sujet, qui est assez matérialiste et impérialiste (des petites nations dominées par l’Allemagne conquérante) et la sienne, qui considère l’Europe comme sa patrie, pleine de bonheur et d’humanité dans ses différences. (c’était plus long à nous faire comprendre en cours d’éducation civique…) Et puis surtout, il précise qu’il n’invoquera jamais la tradition chrétienne, qu’il considère comme une vieille propagande, absolument erronée. Toute ressemblance avec des faits actuels serait purement fortuite…

La conclusion arrive dans la quatrième lettre, où il y aborde une réflexion plus philosophique. Il revient sur un sujet cher à son cœur (cf. Le Mythe de Sisyphe) qui est la perte de sens, l’absurde de la vie, mais reproche à son interlocuteur de se baser sur cette absence naturelle de morale pour agir, qu’il en est arrivé à désespérer et à être fatigué au point d’abandonner ses pensées à quelqu’un d’autre. Camus rappelle que l’humain n’est pas aussi désespérant qu’on le croit et que la lutte contre soi-même est effectivement fatigante mais obligatoire car essentielle pour un monde plus paisible et plus juste.

Camus y délivre un message résolument optimiste envers l’humanité. Il commence ses lettres en parlant de l’amour pour son pays, la France, mais finit par élargir ses propos à l’Europe, de la solidarité nécessaire entre les peuples et on y voit l’ébauche d’un souhait d’une Europe réellement soudée. (on en est encore loin…) Il n’appelle pas à la haine et reste résolument serein malgré la colère qui l’habite mais qu’il refuse de laisser prendre les rênes.

J’ai trouvé ces lettres d’une actualité stupéfiante. Bien évidemment, l’auteur s’adresse au fascisme en général dans ces lettres, bien que le contexte de l’époque ciblait les nazis, mais il est évident que ces lettres vont bien au-delà et qu’elles condamnent toute forme de nationalisme. Ce recueil m’a émue aux larmes et il est d’ailleurs assez triste de voir qu’on s’apprête à refaire les mêmes erreurs parce que les gens en général croient qu’ils sont plus forts que les démons du passé.

Ce livre devrait être mis entre toutes les mains, il est plein de leçons envers nos devoirs si facilement oubliés. Camus m’a absolument bluffée, j’avais acheté celui-ci par dépit parce que je ne trouvais pas celui que je voulais au départ et je l’avais commencé sans grande conviction. Et maintenant, voilà qu’il fait partie de mes livres préférés de cet auteur, grosse blague. Il a l’air de rien avec ses presque quatre-vingt pages pourtant, mais ce livre foisonne de réflexions. Il n’y a rien de mieux que Lettres à un ami allemand pour cerner une partie des idées d’Albert Camus.

Et je conclue avec cette citation :

Et ces hommes qui, selon vous n’aimaient pas leur pays, ont plus fait pour lui que vous ne ferez jamais pour le vôtre, même s’il vous était possible de donner cent fois votre vie pour lui. Car ils ont eu à se vaincre d’abord et c’est leur héroïsme.

13 réflexions sur “Lettres à un ami allemand, d’Albert Camus

  1. Merci pour ce bel article. Ça fait un moment que je me dis qu’il faut que je corrige l’image exécrable de Camus. Je le résume, honteusement et hormis La chute, à « Camus, philosophe pour classe de terminale». Ta note m’a donné envie de m’y replonger. Je ne sais pas si tu est tombé sur cet excellent article (comme toujours chez Diacritik) :
    https://diacritik.com/2017/03/15/vous-avez-dit-camus-ou-camus-et-lauberge-espagnole/
    Au plaisir de te lire.

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    • Aha, j’avoue que je n’ai jamais compris ce que les gens entendaient par « philosophe pour classe de terminale » : c’est parce qu’il est accessible ? (et puis lui-même ne se définissait pas comme philosophe et cette question fait encore débat) Et tu as cité LE livre que je ne donnerai pas à lire à n’importe qui 😀
      Sinon, merci beaucoup pour l’article, je viens de le terminer et je suis d’accord avec la majorité de ce qui y est dit. (qui me rappelle encore et toujours qu’il faudra que j’obtienne un jour le recueil de chroniques de Kamel Daoud, il m’avait l’air tout à fait intéressant dans ses interviews, ça me confirme mon impression) J’avais bien aimé le livre de Abd Al-Malik mais j’avoue que je ne suis pas dans le même rapport que lui ou que les fans un peu « hardcores » : Camus ne m’a pas « sauvé la vie », il me fait réfléchir mais ne m’apporte pas de réponse à proprement parler, donc j’avoue avoir été légèrement sceptique face au reportage des gens adorant Camus. Je l’adore aussi vu que c’est mon auteur préféré mais pas de la même manière. (et écouter Michel Onfray parler de Camus est une véritable plaie tellement je le trouve manichéen, je suis contente de voir que je ne suis pas la seule…)
      Bref, ce sujet est intéressant et merci encore pour cet article, il me fait plaisir et il est très complet. 🙂

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  2. Depuis ma lecture de « l’étranger » lorsque j’avais 16 / 17 ans je n’ai jamais relu de Camus. Pourtant cette lecture m’avait marqué et j’avais énormément aimé sa façon d’écrire… j’aimerais bien des journées plus longues pour me plonger dans ces classiques qui me manquent!

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    • L’Etranger est mon préféré, suivi de très près par La Chute. (avec celui-là, je te conseille d’être préparée psychologiquement 😀 )
      En tout cas, je suis très contente que tu aies aimé L’Etranger ! J’espère que tu trouveras le temps de relire les classiques que tu veux, j’avoue en avoir beaucoup envie aussi.

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  3. Un de plus à rajouter sur ma liste, chouette ! Je suis toujours un peu sur la réserve quand il s’agit de livre sur ce sujet, parfois un peu trop manichéen et « bien pensant » sans analyse très profonde derrière finalement, avec cette impression qu’on parle d’un passé révolu alors que nous sommes au contraire en plein dedans depuis toujours (ça a juste changé de forme et par certains côtés, les bourreaux c’est nous !). Je note, je note 😉

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    • Il y a un côté manichéen mais qui, je trouve, est beaucoup moins visible que dans des livres de maintenant. (quand je lis certains extraits du dernier livre de Raphaël Glucksmann, j’espère vraiment pour lui que ce ne sont que des extraits…) Camus est beaucoup plus critique dans les articles qu’il a écrit en tant que journaliste que dans ses livres, c’est pour ça que je lis ces derniers autrement. 😉

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