La stratégie de l’émotion, d’Anne-Cécile Robert

la-stratégie-de-l'émotion-coverQuatrième de couverture

Les émotions dévorent l’espace social et politique au détriment des autres modes de connaissance du monde, notamment la raison. Certes, comme le disait Hegel, «rien de grand ne se fait sans passion», mais l’empire des affects met la démocratie en péril. Il fait régresser la société sous nos yeux en transformant des humains broyés par les inégalités en bourreaux d’eux-mêmes, les incitant à pleurer plutôt qu’à agir.

À la «stratégie du choc» qui, comme l’a montré Naomi Klein, permet au capitalisme d’utiliser les catastrophes pour croître, Anne-Cécile Robert ajoute le contrôle social par l’émotion, dont elle analyse les manifestations les plus délétères : narcissisme compassionnel des réseaux sociaux, discours politiques réduits à des prêches, omniprésence médiatique des faits divers, mise en scène des marches blanches, etc. Une réflexion salutaire sur l’abrutissante extension du domaine de la larme et un plaidoyer civique pour un retour à la raison.

Critique

Un livre qui parle de l’utilisation de l’émotion pour servir certains intérêts, ça m’intéressait beaucoup. Avouez que vous trouvez ça alléchant aussi. Et il y a effectivement des développements pertinents dans cet essai… et d’autres moins, voire carrément faux.

Ce livre a eu beaucoup de succès (à son petit niveau), et je n’en menais pas large moi non plus. Je tournais beaucoup autour en librairie, et puis un jour, j’ai craqué, son prix n’étant pas excessif et la couverture étant plutôt chouette (je n’ai pas dit que j’étais immunisée aux raisons superficielles d’acheter un livre). Mais bien mal m’en a pris… Nous allons voir ensemble ce qui n’allait pas dans cette lecture qui m’a passablement énervée.

Mais comme je ne suis pas une pure connasse, nous allons commencer par les points positifs, car oui, il y en a. Et c’est ceux que j’attendais… en mieux, certes, mais au moins c’est abordé.

(il va y avoir beaucoup de répétitions du mot « émotionnel » mais je ne sais pas par quoi le remplacer sans que ce soit péjoratif, ce qui en dit long sur notre société)

Tout d’abord, les médias utilisent de façon très excessive un point de vue émotionnel, que ce soit dans la façon dont il traite un sujet ou comment ils le choisissent. Des sujets passeront à la trappe parce qu’ils ne sont pas assez émotionnels, requièrent une analyse qui prend trop de temps (et n’oubliez pas qu’on est dans le règne de l’immédiateté et que si on n’y répond pas, on se fait bouffer par la concurrence qui aura moins de scrupules) et est souvent « trop complexe ». Les médias faussent donc la perception de la réalité… ce qui en arrange beaucoup certains.

Les médias et leur traitement émotionnel de l’actualité ont aussi une autre responsabilité : ils valorisent les victimes et nient les émotions des proches du coupable, ce qui peut amener à l’extrême suivant : les victimes voudraient parfois imposer leur propre justice et c’est de plus en plus courant. Au point de remettre en cause l’abolition de la peine de mort…

Les politiques utilisent des ressorts émotionnels eux aussi, notamment sur leur vie personnelle (parlons d’Une ambition intime de Karine Le Marchand sur M6… ou plutôt, évitons d’en parler) et pour faire silence sur les sujets qui fâchent (le chômage par exemple) ou apporter une « analyse » qui n’a rien de raisonnable (les chômeurs sont des feignants). Tout ceci dans le but d’éviter la révolte qui pourrait se déclencher à cause de la colère des gens. Pour leur faire croire qu’il n’y a rien à faire et que le néolibéralisme est une fatalité (et ça marche).

Donc sur ces points, je suis assez d’accord. Tout est fait à ces niveaux pour endormir les citoyens qui ne sont plus que des consommateurs à l’heure actuelle. En effet, c’est le genre de discours qui me plairait en temps normal, mais visiblement, j’ai eu des choses à redire.

Ce livre m’a fait vivre les montagnes russes et je ne plaisante pas. Quand on passe de ce que je viens de décrire à des éléments qui vous font grincer des dents au minimum (quand vous n’êtes pas hyper agacée), c’est assez fatigant. J’ai eu du mal à terminer cet essai de seulement 170 pages à cause de ça. Rentrons dans les détails maintenant.

J’ai trouvé qu’elle utilisait peu d’exemples (ça peut arriver mais ça revenait très souvent) et que cet unique exemple pour un de ses arguments suffisait à lui seul à prouver le dit argument. Je ne trouve pas ça très sérieux dans une telle argumentation, qui peut être assez tendancieuse vu le sujet. C’est casse-gueules et on peut faire dire tout et n’importe quoi à des « preuves ». C’est quelque chose de couramment utilisé… sur les réseaux sociaux (qu’elle critique, et à raison, c’est un peu le temple de l’émotionnel érigé au-dessus de la raison, mais pas que, car la raison a aussi sa place dans l’autre extrême). J’ai trouvé que son analyse était donc faussée.

Ensuite, elle a rappelé a trois reprises qu’il ne s’agissait pas d’enfoncer les émotions face à la raison. Ok… Ça m’a calmé quelques minutes, avant que je constate que sa manière d’avancer les choses était aux antipodes de cette volonté. C’est assez subtil, l’autrice tente d’expliquer les choses de façon neutre mais il y a toujours des moments où ça lui échappe un peu. Par contre, pour défendre la raison en disant qu’il ne faut pas la généraliser au scientisme non plus, elle ne l’a dit qu’une fois mais on a bien compris. Alors qu’elle généralise l’émotionnel à l’extrême inverse sans problème. Et elle parle de traitement ou de dérive « lacrymale »… Je vois où elle veut en venir mais par moments, j’ai trouvé ça condescendant.

Un exemple : les minorités et leurs agissements. C’est un sujet que je connais plutôt bien. L’autrice parle donc du fait que l’emballement médiatique peut conduire à des extrémités, comme quelqu’un qui se fait virer de son poste alors que la justice n’a pas encore acté qu’il était coupable. A part que ça amène parfois à une suspension qui n’aurait même pas eu lieu sans ça alors que c’est le minimum. Il est aussi très difficile, vu que c’est l’exemple qui est pris (un professeur d’université accusé d’avoir agressé sexuellement des élèves), de prouver des violences sexuelles. Dans le doute, vaut mieux rien faire ? (alors que les fausses accusations sont très rares, et les condamnations aussi par ailleurs, ce n’est pas quelques exemples d’injustice tragique qui font la règle)

Il y a aussi le fait que les minorités prétendraient qu’elles ont toujours raison. A part que c’est… une dérive, donc un extrême, donc pas si répandu que ça, du militantisme ? Que j’ai plusieurs fois observé (et dont j’ai fait les frais une fois)… sur les réseaux sociaux. Et puis d’où quelques extrêmes font une généralité ? C’est excessif d’avancer ça. Et puis quand on a eu quelques raisonnements racistes, je ne sais pas si on est la mieux placée pour parler de ce sujet.

Et si seulement il n’y avait que ça… Elle est contradictoire au possible… Elle critique les raisonnements basés sur des arguments émotionnels… alors qu’elle fait pareil de temps à autre ? C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Elle accuse François Hollande d’avoir désacralisé la fonction de président et est satisfaite que Macron aille dans le sens inverse en faisant preuve d’une autorité malvenue ? Pour quelqu’un qui défend les injustices, défendre notre président sur ce point est très naïf. Mais ce n’est pas ça que je critique le plus : la fonction de président serait « sacrée » ? On est très très loin de quelque chose qui relève du domaine de la raison… mais plutôt de celui de la religion, qui a adoré pendant des siècles utiliser le cadre de l’irrationnel pour manipuler les gens. Quand on utilise ce genre de termes alors qu’on critique l’émotionnel, il vaut mieux se relire plusieurs fois avant.

Mais ce n’est pas tout : le règne de l’émotionnel serait en partie terminé parce que des « hommes à poigne » ont pris le pouvoir dans leur pays, genre Trump, Erdogan, Bolsonaro et Poutine ? C’est une blague, j’espère ? Le premier et les deux derniers mentionnés (je ne sais pas trop comment ça s’est passé pour Erdogan même si j’imagine que c’était pareil) ont utilisé des ressorts émotionnels pour se faire élire. Et je ne rappellerai pas (bon en fait, si) que ce raisonnement de croire que si la virilité est au pouvoir, la raison l’est aussi, est un argument sexiste qui entérine encore et toujours la croyance (émotionnelle par définition) que les hommes = raison, les femmes = émotionnel…

Bref, je vais m’arrêter là car il y a eu de multiples exemples supplémentaires de ce qui m’a dérangée dans cet essai, mais je crois qu’on a fait le tour. Pourtant, l’autrice a été parfois capable de pondération, d’une analyse juste (vraiment, il y a eu des arguments intéressants), mais quand c’est contrebalancé par ça… Cela prouve qu’il y a une incompréhension du sujet sur certains points et pour un essai, ce n’est pas acceptable.

J’espère que je ne lui fais pas un mauvais procès car je ne pense pas qu’elle pensait à mal. Mais du coup, cet essai aurait largement pu être mieux. Et un sujet qui n’a pas été abordé alors que j’y ai pensé avant de débuter ma lecture : l’émotionnel camouflé derrière les atours de la raison… Ça, ça aurait eu de la gueule comme sujet.

8 réflexions sur “La stratégie de l’émotion, d’Anne-Cécile Robert

  1. Je n’avais jamais entendu parler de ce livre et pendant quelques temps j’avoue avoir eu du mal à te suivre dans ta critique. Cela dit, la fin de ton billet est pas mal éclairante et donne à penser que cela manque de rigueur, un défaut suffisant pour me faire fuir à toutes jambes. Pour ce qui est des critiques négatives, il n’y a pas à en être gênée du moment que c’est argumenté (cela dit, c’est pareil dans l’autre sens et peu de gens s’insurgent de billets élogieux mais creux…)

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    • En fait, je le vois souvent dans les librairies, donc j’estime que s’il est mis en avant, c’est bien qu’il se vend… Tu as eu du mal à me suivre à cause de ça ou autre chose ? :/
      Aha, oui, en effet, tu ne vas pas aimer.
      Je suis gênée car c’est la première fois que je critique négativement un essai et je me demande si j’en ai le droit vu que je ne suis pas non plus compétente dans ce domaine… Mais bon, je relativise !
      (pour les billets élogieux, c’est carrément vrai, on dirait qu’ils se basent parfois juste sur le dossier de presse qu’on leur a envoyé pour certains…)

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      • J’avais du mal à suivre ton billet en fait ; je ne voyais pas trop où tu voulais en venir.
        Les essais comme les fictions, les classiques, tout livre en somme ne nécessitent pas de « droit » particulier pour être commentés il me semble. Si l’auteur ne sait pas faire passer son message, c’est peut-être à cause du lecteur qui n’est pas armé certes, mais à mon sens c’est d’abord la responsabilité de l’auteur qui est en jeu. Personne ne l’a obligé à s’emparer du sujet et c’est lui/elle qui s’exprime donc qui choisit les mots, les arguments, l’articulation du discours.

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      • Oups, par rapport au fait que je commence par les points positifs alors que je disais au début que j’avais pas aimé ma lecture ?
        C’est vrai ce que tu dis : surtout qu’en plus, ce n’est pas un sujet complètement inaccessible pour moi. Donc je me suis permise, tout en ayant des doutes… J’étais tellement agacée aussi xD

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  2. J’avoue que pour moi aussi, ce sont les derniers paragraphes qui ont été les plus éclairants (peut-être faudrait-il que je relise ta chronique au calme, ce qui n’est présentement pas le cas autour de moi). Mais le passage sur les hommes de poigne m’a bien refroidi. Si c’est vraiment ce qu’elle veut dire (et je n’ai aucune raison de douter de ton analyse), ça craint. Pourtant il y avait moyen de faire un essai vraiment très passionnant… C’est un sujet qui aurait vraiment pu m’intéresser.

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  3. Ce livre semble être trop partial niveau politique et trop fouillis. Surtout que s’agissant des médias et des politiques, j’ai toujours eu l’impression qu’ils essayaient d’instaurer un climat d’insécurité. Et idem, quand les médias utilisent les minorités, ils mettent surtout de l’huile sur le feu. Leur propos sont tellement flous, on dirait qu’ils veulent donner l’impression de les défendre pour au contraire mieux les enfoncer. Ta chronique était vraiment intéressante.

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