Métamorphoses du travail, d’André Gorz

A31537_Metamorph_Trav.inddQuatrième de couverture

Cela ne s’appelait pas encore la «mondialisation libérale», que déjà André Gorz, voilà bientôt vingt ans, en pionnier critique d’une rare intelligence analytique, dénonçait la croyance quasi religieuse que «plus vaut plus», que toute activité – y compris la maternité, la culture, le loisir – est justiciable d’une évaluation économique et d’une régulation par l’argent.
Gorz détermine les limites – existentielles, culturelles, ontologiques – que la rationalité économique ne peut franchir sans se renverser en son contraire et miner le contexte socioculturel qui la porte.
Le lecteur découvre pourquoi et comment la raison économique a pu imposer sa loi, provoquer le divorce du travail et de la vie, de la production et des besoins, de l’économie et de la société. Pourquoi, sous nos yeux, elle désintègre radicalement la société ; pourquoi nombre d’activités ne peuvent être transformées en travail rémunéré et en emploi, sans être dénaturées dans leur sens.

Critique

Un essai compliqué à lire, mais passionnant ! Faut dire qu’André Gorz est un philosophe autodidacte, et vous connaissez mon rapport à cette discipline… Là, on est sur quelque chose qui flirte avec la théorie politique et la critique sociale. Le vocabulaire m’était donc accessible, même si j’ai eu quelques moments de doute (on est sur un style universitaire après tout). Mais je ne regrette pas cette lecture !

Vous connaissez aussi mon intérêt pour la thématique du travail. J’ai lu entre autres Le refus du travail de David Frayne, qui s’inspire beaucoup d’André Gorz lui-même. D’ailleurs, si vous souhaitez un essai plus facile à lire sur le sujet, je vous conseille celui-ci, même s’il est différent dans sa structure et son développement (bien qu’il s’inspire à plusieurs reprises d’André Gorz lui-même) et qu’il explore la chose de manière plus contemporaine à notre époque immédiate.

S’il faut s’accrocher durant la lecture de Métamorphoses du travail, c’est passionnant à plus d’un titre. Le premier chapitre récapitule rapidement le rapport qu’on a eu au travail et son évolution de perception, et donc de pratique, au fil du temps de l’humanité. Ça ne va pas forcément en s’arrangeant, même si le but est de nous faire croire le contraire.

Deux chapitres m’ont complètement laissé à côté. Désolée, mais dès qu’on parle de Marx ou du marxisme, je ne comprends rien à rien. De plus, je n’ai pas forcément trouvé que les formulations étaient très accessibles à ces moments-là, ce qui a rajouté à la difficulté. Malgré ces deux chapitres, le reste est à votre portée (à condition d’être pleinement concentré et de parfois relire des phrases). Donc ne vous arrêtez pas à ceux-là, le reste est plus compréhensible. (je pense d’ailleurs que si je les relisais maintenant, ça irait mieux)

On va aussi parler de la rationalité économique. On s’en doute un peu avec le sous-titre (« Critique de la raison économique ») et ça explicite un truc qu’on voit très bien ou qu’on ressent. Toute critique, toute analyse ne peut se faire sans passer par la raison économique. Elle détermine si on a raison ou tort, selon ses termes. En gros, si vous protestez contre la logique économique actuelle qui englobe toute décision pour la société, vous avez forcément tort. On ne peut pas prendre en compte d’autres angles de vue, il n’y a que celui économique qui compte.

Cette focalisation de la société sur le travail, qui en devient la structure même, entraîne forcément des conséquences au niveau social, alors que les valeurs entre vie professionnelle et vie privée sont contradictoires : bonjour la pression pour se nier soi-même ! Ce que je veux dire (ou plutôt, ce qu’André Gorz veut dire), c’est qu’il faut effacer sa personnalité, ses valeurs, pour s’introduire dans le moule du travail qu’on effectue, à la fois pour bien le faire et « gagner sa vie », mais aussi pour ne pas le vivre mal. Seulement, il y a des limites au dernier point parce que justement, le masque finit par se craqueler… L’organisation planificatrice en rajoute une couche sur la déshumanisation du travail.

C’est ainsi que les vertus privés du bon père, du bon époux, apprécié de ses voisins, pourront aller de pair avec l’efficacité professionnelle du fonctionnaire passant indifféremment du service de la République à celui de l’État totalitaire et inversement ; que le doux collectionneur d’objets d’art et protecteur des oiseaux travaillera indifféremment dans la fabrication de pesticides ou d’armes chimiques et, d’une façon générale, que le grand ou le petit cadre, après avoir fourni une journée de travail au service des valeurs économiques de compétitivité, de rendement et d’efficacité technique, entend trouver après son travail une niche où les valeurs économiques sont remplacées par l’amour des enfants, des animaux, des paysages, le bricolage, etc.

En parlant de déshumanisation, elle est engagée par la fameuse hétéronomie : le fait d’être spécialisé sur une tâche (et c’est tout) a pour objectif une division du travail qui craquelle les dynamiques sociales (dont la lutte collective), mais aussi d’abrutir le travailleur dans un rapport aliénant à ce qu’il fait (le fait d’avoir des compétences supérieures n’y changera rien). L’autre but est d’avoir un meilleur rendement et tout le pataquès habituel, mais c’est aussi un leurre pour cacher le reste. Et si on pense inverser la tendance en prenant les rênes du pouvoir, on se trompe. Les syndicats des travailleurs pensent réellement que s’ils permettent à leurs syndiqués de prendre la place du patron à l’usine, ils pourront aimer leur boulot et mieux le pratiquer. It’s a trap ! Pour la simple et bonne raison que le travail est effectué par la machine, que l’on soit qualifié ou non. Si on n’a plus de lien (physique) avec le produit en lui-même, si on ne peut même pas décider comment le produire, quelle est la finalité-même de ce qu’on produit, on n’aimera pas plus son travail parce que dans le fond, l’existence de la machine et de son travail enlève toute volonté, tout choix. La construction d’un produit en lui-même est établi par un protocole, lui-même établi par une seule personne qui le généralise à tous. (la créativité au placard, tout doit être calibré de la même manière) Et la machine, c’est un peu l’objet qui permet au capitalisme d’exister, c’est le capitalisme qui a rendu son existence possible et souhaitable. Donc on a carrément besoin d’une remise en question du travail, de sa production, de sa vente aussi. Bon courage (non, je ne me porte pas volontaire).

Par la suite, André Gorz nous parle de la valeur de la consommation, de son rôle essentiel : on travaille pour obtenir la contrepartie de la consommation (pour oublier qu’on a une vie de merde centré sur un travail qui ne nous apporte rien), et quand nos principaux besoins sont remplis, il ne peut plus y avoir de croissance. Que se passe-t-il donc ? Ce n’est plus la demande qui crée l’offre, mais l’inverse : des besoins artificiels sont créés par l’offre afin de soutenir la croissance. Et la consommation peut donc se perpétuer. On travaille donc aussi pour créer de nouveaux besoins, qu’on achète avec l’argent obtenu par notre travail, donc pour augmenter la croissance.

Le plein-emploi des individus employés répond donc non seulement à un souci de domination patronal mais encore, plus profondément, – et très consciemment dans le modèle de développement « fordiste » – au souci de façonner le mode de vie et le modèle de consommation des individus en fonction de la seule rationalité économique , objectivée dans le besoin de rentabiliser des quantités croissantes de capital. Le principe de la quantification de toutes les valeurs prévaut dans la mesure où il réussit à régler les conduites et les préférences dans tous les domaines : plus vaut plus, qu’il s’agisse de vitesse, de puissance, de revenu, de chiffre d’affaires, de capitalisation, de longévité, de niveau de consommation, etc., etc., quels que soient d’ailleurs le contenu concret, la valeur d’usage des grandeurs croissantes. Il faut interdire aux individus l’autolimitation de leur travail afin de leur interdire l’autolimitation de leur désir de consommer.

Et on ne voit rien car nous sommes éduqués à cette société, à croire qu’elle nous apporte du bien-être alors qu’elle détruit les liens sociaux et nos capacités de protestation et de solidarité si on en a besoin. Au début, le capitalisme a eu du mal à faire travailler plus les ouvriers de l’époque. Ils voulaient les obliger à travailler plus et pour cela, il fallait diminuer leur salaire car ainsi, ils devaient bosser plus pour gagner ce qu’il leur fallait pour vivre. (pour manger, quoi)

L’auteur parlera aussi des valeurs marchandes et non-marchandes, et pourquoi la commercialisation et le rendement de ces dernières est impossible et dénature complètement leur utilité, leur nature même, ce pour quoi et par quoi elles existent, qui rentrent parfois en contradiction avec les valeurs du capitalisme.

Il nous faut donc réapprendre à penser ce que nous sommes en partant de nous-mêmes ; réapprendre que le sujet, c’est nous ; apprendre que la sociologie et l’économie ont des limites, et la socialisation aussi ; réapprendre à différencier la notion de travail afin d’échapper au contresens qui consiste à rémunérer les activités sans but marchand et à assujettir à la logique du rendement les actes qui ne sont conformes à leur sens que si le temps n’y est pas compté.

Il parle aussi des solutions à mettre en œuvre, dont la diminution de la durée du travail sans perte de revenu. Parce qu’il faut que tout le monde puisse travailler, le travail est nécessaire pour le développement et l’épanouissement des personnes (à condition de remettre certaines choses en question) mais aussi leur intégration sociale, l’utilité qu’ils ressentent à être dans la société. Un peu plus mitigée sur d’autres éléments mais comme je m’en souviens vaguement et qu’en plus, je n’y connais rien, je vais éviter d’aborder ça ici. Une annexe est aussi accessible pour les syndicats de gauche, qui se font même remettre en question au niveau de leur rôle : défendre les travailleurs dans une société qui en a de moins en moins, c’est contreproductif et élitiste. Il faut que les syndicats s’ouvrent aux citoyens en général, qu’ils travaillent ou non.

Bien qu’il faut s’accrocher au début de l’essai, notamment certains termes qui ne sont pas habituels pour moi, la lecture devient plus fluide au fur et à mesure et ce que l’auteur expose coule de source.

Bien sûr, ce qu’il écrit est beaucoup plus développé et mieux écrit. Son analyse est implacable, et à part un-deux questionnements qui ont émergés, tout est limpide. Peut-être trop car on reconnaît très bien notre société, et si on ne connaît pas trop le sujet, à mon avis, il va y avoir pas mal de réalisations ou de résistances… (et j’ai rien dit, là, alors vous imaginez) Il a une grande connaissance dans le domaine économique, donc j’attends les économistes du dimanche car ils ne pourront pas protester avec l’habituel non-argument « C un gôchiste ! ». C’est technique mais… N’est-ce pas justement ce que souhaitent les réfractaires au changement, vu qu’ils ne jurent que par la rationalité ? Vous êtes servis, messieurs dames.

Si vous pensez connaître le sujet, ce dont il parle, n’oubliez pas que c’est un des précurseurs de ce genre de pensées, qu’il a sorti d’abord ce livre en 1988 chez Galilée après que Folio essais l’ait repris en 2004, qu’il pense à ce sujet depuis au moins la fin des années 50 (je vous rappelle qu’on n’était pas nés pour la majorité d’entre nous) et qu’il a eu le temps d’affiner ses réflexions. De plus, il a pensé à la division du travail selon le genre et qu’il fallait l’abolir… Merci de penser aux femmes !

Ce qui est dit fait assez peur et en même temps… c’est notre société. Qui est centré autour du travail et qui vampirise nos vies, nos raisonnements, notre manière de fonctionner. On ne sera jamais véritablement heureux ou au moins apaisés car il y aura toujours cette pression que notre vie dépend d’un travail rémunéré dont on ne contrôle rien.  Il faut une énorme remise en question de la société elle-même car son fonctionnement est centré autour du travail, mais aussi de nos valeurs. L’ampleur du travail donne le tournis, mais il est nécessaire. Et ce n’est pas le socialisme qui va nous aider car :

[…] le minimum social se présente comme une enclave au sein de la rationalité économique dont il tente de rendre socialement supportable la domination sur la société.

André Gorz donne des pistes mais le reste, c’est à nous de nous en charger. Personnellement, je déteste le travail – ou plutôt l’emploi, comme l’auteur a rappelé la distinction, qui n’est plus faite car le travail ne peut être que rémunéré et accepté dans l’échelle d’utilité de la société. Je sens effectivement que je dois me faire violence, que je n’ai pas les capacités (surtout physiques) pour être employable, bref, que je n’ai aucune valeur dans la société. Ce livre m’a appris des choses, parfois pas. Il m’a surtout aidé à mieux structurer ma pensée, à mettre des mots et un raisonnement plus clair sur tout ça.

Ce livre est utile et bénéfique pour la société entière. Cet essai est jubilatoire dans le sens où nous savons très bien, inconsciemment, que quelque chose ne va pas et l’auteur met des mots dessus. Ou peut-être qu’on sait mais ça aide d’avoir un intellectuel derrière nous, et pas des moindres. Le capitalisme nous aide dans la destruction de nous-mêmes, il est temps de se révolter (pas facile quand t’es précaire, ça).

5 réflexions sur “Métamorphoses du travail, d’André Gorz

  1. Ta chronique est super complète et intéressante, pour « seulement » une chronique et pas une analyse comme tu disais sur Insta ! Y’a quand-même de l’analyse moi je trouve 🙂

    Pour le marxisme, je pense que les personnes qui écrivaient il y a quelques décennies partaient du principe que celles qui allaient les lire avaient les « bases » marxistes parce que ça structurait les débats politiques de l’époque, sauf que lorsque qu’on les lit aujourd’hui, ce n’est pas forcément le cas ! Si jamais tu te sens perdue parfois à cause de ça, je pense que le mieux c’est de lire Le Manifeste du parti communiste qui a été conçu pour être accessible, ça pose quelques bases importantes… et sinon la chaine Youtube Politikon a publié récemment une vidéo de vulgarisation du Capital de Marx ! Comme c’est peu probable qu’on s’enfile tous les volumes du Capital à court terme, ça me semble une bonne piste (je l’ai pas encore regardée mais c’est dans ma liste)

    Je suis curieuse de lire André Gorz en tout cas, depuis le temps qu’on m’en parle. Je trouve parfois ses critiques du marxisme trop sévères (il a écrit des « adieux au prolétariat » quelque peu prématurés d’ailleurs ^^), mais c’est un peu incontournable dans l’écologie politique

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    • Y aurait eu de l’analyse si j’avais exprimé clairement les deux questionnements qui me sont venus 😉 (mais comme c’était déjà assez longs…)

      Ah mais je vais aller regarder la vidéo que tu dis, alors ! C’est vrai que je me suis sentie perdue, je ne pensais pas forcément que c’était moins accessible, je pensais que j’étais un peu bête… (hum) Heureusement, ça n’a pas entamé la compréhension du reste.

      Je n’ai pas lu « Adieux aux prolétariat », bien que j’ai vu dans les grandes lignes sa pensée (je lis une biographie de lui en ce moment). Il a su reconnaître ses erreurs (je ne sais pas ce qu’il en est pour cet ouvrage) donc c’est quelqu’un qui sait preuve de recul. Peut-être y avait-il une tendance dans la société du travail qui lui faisait penser ça ? L’avènement du secteur tertiaire ? (en vrai, j’en sais rien, mais j’ai vu que dans « Métamorphoses du travail », il en parle finalement peu, donc c’est bizarre…)

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