Crépuscule du tourment, de Léonora Miano

crépuscule-du-tourment-coverQuatrième de couverture

De nos jours, quelque part en Afrique subsaharienne, au Cameroun peut-être, quatre femmes s’adressent successivement au même homme : sa mère, la femme à laquelle il a tourné le dos parce qu’il l’aimait trop et mal, celle qui partage sa vie parce qu’il n’en est pas épris, sa sœur enfin.
À celui qui ne les entend pas, toutes dévoilent leur vie intime, relatant parfois les mêmes épisodes d’un point de vue différent. Chacune fait entendre un phrasé particulier, une culture et une sensibilité propres. Elles ont en commun, néanmoins, une blessure secrète : une ascendance inavouable, un tourment identitaire reçu en héritage, une difficulté à habiter leur féminité… Les épiphanies de la sexualité côtoient, dans leurs récits, des propos sur la grande histoire qui, sans cesse, se glisse dans la petite.
D’une magnifique sensualité, ce roman choral, porté par une langue sculptée en orfèvre, restitue un monde d’autant plus mystérieux qu’il nous est étranger… et d’autant plus familier qu’il est universel.

Critique

Un coup de coeur magistral !

Qu’est-ce qu’il est beau, ce roman ! J’ai été très émue. Mais commençons par le commencement. Léonora Miano, écrivaine camerounaise, nous retrace la parole de quatre femmes liées à un homme (tous cis), Dio, passant chacune leur tour dans cet ordre : sa mère, l’amour de sa vie, la femme qui vit avec lui, et sa soeur. Chacune raconte leur rapport à cet homme, qui se trouve présent tout en ayant pas la parole, mais pas que. Elle se racontent, elles. Et n’ayant que très peu lu ce genre de récits où, non, l’homme n’est pas universel, j’avoue que ça m’a foutu une claque ce ressenti brut.

Je ne vais pas trop en dire sur leur histoire à chacune, car je n’ai pas envie d’en dire trop (je me répète, là, non ?), bien sûr, mais aussi parce que je ne vois pas trop comment relater des récits très intimes comme les leurs. Je vais sûrement plus m’attarder sur ce qui m’a frappé dans les traits communs de chaque récit.

Mais tout d’abord, il faut savoir une chose : non, vous ne donnerez pas votre assentiment à toutes. Et en fait… on s’en fiche un peu. Même quand je me suis dis que j’aurais pu juger plus sévèrement une des quatre, je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Parce que déjà, tout est plus complexe que ça en a l’air, les situations sont nuancées. Ensuite, parce que ce qu’elles racontent vient tellement du plus profond d’elles-mêmes, avec une sincérité et une sensibilité qui désarment… Vous allez juger quoi, en fait ?

Ensuite, c’est vraiment très bien écrit. Bon, pour les personnes qui ne jurent que par les ouvrages classiques, peut-être pas, mais c’est vraiment LE détail que j’ai tout de suite retenu avant même de pouvoir juger l’ensemble. Et ça ajoute à ce sentiment d’intimité et d’honnêteté, ça le met en valeur. Elle n’hésite pas à rentrer dans le détail de certaines émotions, de certains souvenirs, tout en respectant la pudeur de ses personnages. Bravo !

Bien sûr, en tant qu’occidentale, j’ai vu toute l’influence (néfaste) qu’a eu le colonialisme sur les pays d’Afrique (là, d’Afrique subsaharienne), sur leur mode de fonctionnement, leur hiérarchie sociale, leur situation économique, etc. Le pire de l’Occident est arrivé chez eux, le colonialisme a une pleine place dans le récit de chacune, une empreinte dans leur vie. Le sujet est immanquable.

C’est assez dingue de voir l’importance du sujet sur les vies des protagonistes. Ça a trait à l’identité même des personnes, et de la société aussi évidemment, mais là, on voyait son atteinte au niveau individuel, même s’il est appliqué par le niveau collectif (je ne sais pas du tout si ce que je dis est compréhensible…). L’effacement de l’identité, des traditions, du mysticisme (très présent, vous le verrez, bien que dissimulé aux yeux de la plupart), tout ça a une incidence sur la population, sur la vie telle qu’elle est vécue. La longue vue braquée sur ces éléments qui survivent, on voit cette partie de leur culture batailler pour ne pas être effacée. Le dénigrement des « noirs », qu’ils n’ont jamais été jusqu’à ce que les « blancs » arrivent. Ils avaient leurs défauts, à la place ils ont adopté ceux des colons ou ont renforcé les leurs (ils n’ont pas trop gagné au change si vous voulez mon avis). Et chaque personnage de ce roman va en parler à sa sauce, de comment elle le vit, de comment elle la voit, cette présence blanche invisible qui s’ignore.

Bien évidemment, le sexisme et la misogynie font toujours un petit coucou. Quand on est une femme dans une société patriarcale, c’est inévitable. Quand je vois certains récits d’hommes qui ne parlent pas de la question ou l’abordent avec leurs clichés et fantasmes habituels, c’est plutôt drôle (non).

Et là, elles vont parler de ce qu’elles ont subi en tant que femme au travers de ce qu’elles adressent à Dio, l’homme : de la violence (physique et psychologique), du rôle qu’on attend d’elles alors qu’elles ne comptent pas toutes y répondre, du sexe… Concernant ce dernier sujet, ça peut en agacer certaines, mais on n’est pas sur les mêmes standards que d’habitude. Des pratiques atypiques (mais pas malsaines, hein, c’est juste la société qui trouve ça chelou), du lesbianisme, que ce soit des pays africains ou européens, ces derniers auront beau se targuer d’être progressistes, ils ont le même malaise que les premiers face à ça.

Et l’autrice leur donne la parole avec cette sensibilité magnifique, et on pourrait croire que chaque récit est pareil, semblable, et non, pas tout à fait. On sait qui parle, on le ressent, d’autant plus qu’elles s’adressent toutes à Dio, de manière différente vu qu’elles ont des choses à dire différentes. Celui-ci vous semblera peut-être à l’écart mais pas tellement vu que ses actions, ses paroles ont impacté chacune d’entre elles.

Même si Léonora Miano a un ton qui peut sembler équivalent pour chaque, elle a su donner forme à chacune de ses protagonistes. En tant que femme, j’ai été plus que touchée par leurs histoires, même si je n’ai pas vécu un centième de leur vie (et le fait que je sois blanche y est un peu pour quelque chose). Même si on ne l’a pas vécu, on sait en tant que femme, on l’apprend, on ressent le danger, mais aussi les simples choses que ces femmes ont à dire, c’est aussi nous. L’empathie et la compréhension s’éveillent. Je ne dis pas que les hommes ne vont rien comprendre, au contraire : j’espère qu’ils vont écouter ces voix sensibles, passionnées et sans fard comme, en tant que blanche, j’écoute ces femmes noires.

Bref, vous l’avez compris, ce roman m’a énormément plu. J’insiste à nouveau sur l’écriture, lyrique quand il faut, limpide et profonde. Vous n’en serez qu’à la page 20, vous ne pourrez pas encore juger le livre, mais vous serez déjà subjugué par un tel talent, par une telle maîtrise. Sans cette écriture, l’ensemble en serait affecté, la finesse et l’intelligence des vécus et des émotions ne seraient plus pareils, ça ne donnerait pas cet aspect de conte qui n’en est pas à chaque récit.

Merci à Femmes de lettres de m’avoir accompagné dans cette lecture commune ! (voici sa chronique sur le livre)

12 réflexions sur “Crépuscule du tourment, de Léonora Miano

  1. Pingback: Quatre femmes puissantes – Femmes de lettres

  2. Punaise… j’ai envie de lire ce livre tout de suite maintenant (mais ce ne sera pas le cas). Je ne connaissais pas du tout, mais ce livre a tout pour me plaire. En plus, ça me permettrait de découvrir une nouvelle autrice, d’un pays que je n’ai jamais visité (littérairement parlant, je veux dire) (enfin, je ne l’ai pas visité en vrai non plus, mais comme j’ai plus voyagé à travers les livres qu’en vrai… bref). Tu as su trouvé les mots pour être très persuasive !

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  3. J’avais lu et adoré ce roman ! et ça fait un ptit tout de temps que je voulais lire le deuxième tome… Ta chronique me replonge dans les mots de Léonora et c’est délicieux. Je te rejoints dans tout ce que tu as – très bien – dit, vraiment je trouve ta chronique très complète sans en dire trop !

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