Les hommes lents, de Laurent Vidal

les-hommes-lents-coverRare, mais ça arrive, pas de quatrième de couverture cette fois-ci ! Elle empièterait trop sur ma chronique, ça m’agace.

J’ai beaucoup hésité avant de prendre ce livre. Je ne cessais de tourner autour à la librairie, mais j’ai attendu quelques jours avant de l’acheter afin de faire des recherches dessus. Je me suis décidée, je l’ai acheté, je l’ai lu et je ne regrette pas !

Quand je l’avais feuilleté sur place, je ne voyais pas la cohérence de la structure car les chapitres sont petits et semblent parler de choses différentes sans aucun rapport les uns avec les autres, mais c’est complètement faux ! Au contraire, tout est limpide et coule de source.

L’auteur nous retrace l’évolution de la définition de la lenteur au fil de l’histoire et comment on en est venu à quelque chose d’aussi péjoratif au point que ça en devienne une discrimination. Tout se déroule donc de façon chronologique.

Il y a longtemps, le mot « lenteur » signifiait plusieurs choses : « flexible », « mou », « visqueux », souvent en rapport avec le végétal… D’autres définitions sont apparus, notamment au début du Moyen-Âge, dont « faible », « manque de rapidité » et « apathique ». Tiens, on se rapproche dangereusement de ce que l’on connaît aujourd’hui… C’est à partir du XIIIème siècle qu’un tournant va être franchi avec l’entrée de la paresse au sein des fameux péchés capitaux.

Oui, le christianisme est dans le coin ! Que ce soit chez les catholiques comme chez les protestants, la valeur travail est d’abord valorisée comme déférence vis-à-vis de Dieu, avant qu’elle ne soit considérée comme nécessaire par ces mêmes religieux pour un fonctionnement optimal de la société. Dès ce moment-là, la lenteur est liée à la paresse, qualifiée péjorativement.

Et cette qualification sera utilisée afin de discriminer des populations, notamment les Indiens d’Amérique lors de la conquête du Nouveau Monde. Bien sûr, d’autres catégories de personnes vont aussi le subir par la suite…

Va débuter la partie sur la modernité. La révolution technique apportée par le train va modifier en profondeur ce rapport à la lenteur que nos ancêtres ont eu, mais pas seulement. Vous êtes peut-être déjà au courant que la valeur du travail a accéléré les choses au XIXème siècle ? Elle a modifié en profondeur la façon d’interagir socialement, de se regrouper, jusqu’à même en avoir modifié des utilisations linguistiques. En effet, comme je l’ai déjà sous-entendu auparavant, la signification du mot « lent » devient de plus en plus péjorative. L’auteur explique aussi de nombreuses autres altérations, à beaucoup de niveaux, de la perception de la lenteur.

Il y aura aussi des rajouts à cette notion, histoire d’enfoncer le clou sur cette histoire de lenteur. L’inattention notamment… Vous vous sentez visés ? Moi aussi.

Tout ceci va permettre une guerre à la lenteur. La référence à la vitesse « névropathique »  d’une voiture de l’époque (qui pouvait atteindre 100 km/h en 1901) y contribue, parmi d’autres choses, notamment l’utilisation du chronomètre dans les espaces de travail… et bien évidemment, comme je l’ai déjà dit, une autre cadence voudrait être imposée aux interactions sociales. Tout temps de repos est assimilé à de la paresse quand il déborde de son utilité pour la reprise du travail (la fameuse « modernité »). Des oppositions binaires se créent, notamment celle de rapide/lent, entre autres.

Mais ce n’est pas tout ! La lenteur est aussi utilisée pour dénigrer, enfoncer certains types de populations. Après les Indiens d’Amérique, viennent ensuite les personnes noires et les populations précaires et ouvrières. Concernant la première catégorie, le racisme et la mauvaise foi sont entières et très visibles. Leur « indolence » n’est pas compatible avec la modernité de ceux qui les exploitent, les colonisent. Il faut les mettre au pas, ce qui n’empêche pas que leur travail est de moindre valeur que celui d’une personne blanche même quand il est très bien fait… Tellement triste de lire tout ça, ça en est rageant. On en est au point où des cultures ont été parfois drastiquement modifiées.

Que font-elles, les populations opprimées ? Elle se révoltent ! Et comment ? En utilisant cet outil maudit par leurs exploiteurs et qui met à mal leur système : la lenteur elle-même !

Cette forme de lenteur revendiquée dans l’exécution des tâches de travail peut servir aussi bien à ouvrir un temps autre, comme un peu de durée échappant aux contraintes d’une temporalité imposée, qu’à manifester un mécontentement, à l’exemple de ces ouvriers espagnols, dont un observateur français fit remarquer, en 1912, qu’ils « n’aimaient pas travailler rapidement et ralentissaient souvent la cadence de travail ». Quelques années plus tard, il sera rejoint dans son « analyse » par un ingénieur qui souhaitait introduire « des primes basées sur un système d’organisation scientifique du travail [et] dut affronter la ‘paresse’ des ouvriers et leurs ‘astuces pour déjouer’ les chronométreurs ».

Oui, ces sadiques d’horloges et de montres ne nous aident pas. L’auteur en parle aussi, ayant eu une énorme influence sur notre changement de rythme.

La lenteur a donc servi d’arme pour certaines contestations sociales. Le mot « sabotage » ne vient pas de nul part : il a plusieurs significations, mais deux d’entre elles sont particulièrement intéressantes. La première date du début du XIXème siècle, elle signifie « bâcler ». Ensuite, et c’est la plus importante, une nouvelle définition apparaît : jeter des sabots dans une machine pour l’empêcher de fonctionner. Cette action s’apparente à vouloir casser le rythme imposé.

Ralentir la cadence va donc à l’encontre de la mesure rythmique sociale et productive habituelle. Les grèves font partie de ce genre de moyens utilisés, et je pense qu’on peut y rajouter les opérations escargot qui ont parfois lieu de nos jours (ralentir la circulation sur de grands axes routiers). Des communautés avec un rythme différent ont aussi tenté d’émerger, avec plus ou moins de succès.

Je vais m’arrêter là, bien que le contenu va évidemment plus loin dans le temps et explore d’autres côtés. Je ne parlerai pas de la discrimination sociale qu’implique la lenteur, même si on en a déjà vu certains effets avec les populations opprimées.

En dehors de tout ça, quels sont les points forts de cet essai ? Les références y sont nombreuses (les sources répertoriées à la fin du livre sont considérables…), et je parle notamment des indications littéraires, qui sont beaucoup plus parlantes que vous ne le pensez. J’ai été étonnée du brio avec lequel l’auteur utilise ce type d’arguments et d’exemples de manière rationnelle, en n’enlevant rien de la face sensible qu’ils contiennent (c’est vraiment le plus marquant dans ce livre, comme quoi, c’est bel et bien réalisable !). La structure de l’essai de Laurent Vidal est cohérente et fluide. Tout ce que j’y ai lu est très pertinent. J’ai aussi fait le lien moi-même avec d’autres lectures, des éléments de ma vie.

Les images de peintures, de photos ne manquent pas non plus le long du livre et montrent de manière visuelle l’évolution que j’ai légèrement retranscrite dans les paragraphes précédents. C’est très parlant, vous verrez.

Je regrette juste deux choses : que ça ne parle ni des femmes, ni des personnes handicapées, car s’il y a bien des personnes discriminées par le rythme, ce sont bien ces dernières ! Un sujet encore à explorer : pour les hommes en tant que genre, pour les personnes valides, c’est fait.

Un livre que j’ai vraiment beaucoup aimé et qui ne comporte pas ce discours politique révolutionnaire qu’on aurait pu en attendre vu le contenu. Sa recension de l’histoire des hommes lents n’est pas neutre (aucune ne l’est) mais elle l’est autant que possible. A vous seul d’en tirer des conclusions, spécifiquement sur notre mode de vie souvent trépidant.

18 réflexions sur “Les hommes lents, de Laurent Vidal

  1. Cela me donne très envie !!! C’est une réflexion que je me fais depuis un moment parce que j’ai pris conscience que mon rythme est différent de celui que la société veut m’imposer et cela pose des problèmes alors que moi la seule chose que je désire c’est- vivre tranquillement sans embêter les autres.
    Après moultes années j’ai fini par comprendre que j’aimais prendre mon temps et que surtout ce n’est pas quelque chose de mal. J’en ai encore plus pris conscience avec le sublime documentaire « Travail, salaire, profit » quand il est fait référence au fait que l’on nous paie des heures de travail et non un travail en lui-même. Tout à coup j’ai vu claire ! Effectivement certains vont mettre une heure à réaliser quelque chose quand d’autres vont en mettre plus ou moins. Pourtant qu’importe le temps passé, c’est bien le résultat qui compte, non ? Pourtant l’Economie reste basée sur cette notion absurde de « temps de travail ». Il faut dire que si les gens sont payés sur le résultat, ils pourraient avoir du temps pour eux et ça ce n’est pas envisageable !

    En tout cas merci beaucoup pour cette mise en avant. Je vais essayer de me le procurer rapidement même si en ce moment d’autres préoccupations accrochent nos esprits. Mais il faut y voir une bonne chose : on va réapprendre la lenteur, celle du temps qui passe, celle des files d’attente, celle du moi intérieur.

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    • Pareil que toi, j’ai mon rythme et je n’arrive même pas à aller plus vite quand on me le demande car… je suis déjà à fond !
      Je ne connaissais pas ce documentaire, je note. Oui, on nous paie nos heures de travail et pas notre travail, je l’avais vu dans le livre d’André Gorz, « Métamorphoses du travail ». Je ne saurais pas dire s’il a été le premier à y penser mais c’est un des précurseurs sur le sujet. Oui, je trouve le système de notre société absurde…

      De rien ! Merci pour ton gentil commentaire surtout ! Sache qu’il est vraiment fluide à lire, c’est écris gros (ben quoi, ça compte…) donc si jamais tu tombes dessus un jour, sache qu’il sera complètement à ta portée ! Réapprendre la lenteur, ça semble mal partie pour certains…

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  2. Je remercie mon jour de repos sans télétravail, et le confinement pour ne pas prendre trop de temps à lire ta chroniiiique ! Parce que ce livre me tente vraiment trop, c’est dingue.
    Arf, fallait bien que le christiannisme mette son grain de sel ! J’avais oublié ça, pourtant je me le suis farci, l’évolution des pêchés capitaux en prépa. Notamment avec les abbuyes, les différents ordre, y’a eu une promulgation de l’efficience, du travail pour Dieu, et ne pas être en action c’était terrible, c’était ne pas être un bon croyant, toutes ces balivernes.
    Est-ce que le livre offre, ou est-ce que tu as, des exemples de communauté qui ont essayé de vivre à contrecourant ?
    Ah flûte, au titre j’espérais que c’était hommes au sens humanité, mais du coup non, c’est bien dans une lecture genrée ? Ou c’est quand même essentiellement général ? Par contre, c’est vrai que ne pas parler des handicapés, c’est dommage, c’est même ne pas aboutir le travail..
    Je pense quand même me diriger dessus malgré les derniers points qui me chiffonnent. D’ailleurs, j’ai lu le commentaire de paradisehunter35, et c’est vraiment intéressant ce qui est dit. C’est tellement assimilé que beaucoup ne font plus attention que oui, c’est au nombre d’heures qu’on te paye. Ca m’a frappé dans le dessin, une fois pour un faux espoir malheureusement, quelqu’un m’a demandé « combien de temps j’ai passé » à faire une illu pour savoir combien il était prêt à mettre. Hors, fixer un tarif, c’est pas ça, parce que sinon toute personne lente (dont moi haha) serait pénalisée. C’est un mélange de prise en compte du matériel utilisé, selon les techniques, mais également les charges que la personne doit payer ( électricité par exemple si tu travailles sur ordi, et même sans, t’as besoin de t’éclairer pour ton job aussi), bref, pleins de facteurs. Quand je vois qu’une connaissance qui a vendu quelques uns de ses tableaux ou illu faisait au prix, m’a même dit « je ne me vois pas mettre en dessous de X vu le temps que j’y ai passé » (qui en plus me semblait dérisoire comparé au temps que je passe, parce que ma méthode de travail c’est à peu près le double de temps qu’elle met, mais ça c’est anecdotique), ça m’attriste beaucoup. Oui, je peux concevoir, parce que ça fait que tu ne peux pas « produire autant », donc il faut bien s’assurer salaire. Mais on retourne seulement dans la mentalité de productivité, de rentabilité, et c’est mauvais, ça dénature l’acte de base. (‘fin l’argent dénature mais breeeef je m’éloigne) La questionne qui me taraude dans ces cas là, c’est : dans quel but fais-tu ça finalement ? Parce que si c’est qu’une question d’heures passées, je doute beaucoup sur le goût que la personne y a pris si elle a fait que checké le temps écoulé…

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    • Oh, merci !
      Aaah oui, le christianisme… (je crois qu’on devine ce que j’en pense, aha)
      Comme ça, je t’avoue que je ne me souviens plus, il a pas trop insisté là-dessus, il a dû en mentionner une, c’est tout. Mais pour en créer une, ça doit être à la campagne, je pense ! D’ailleurs, il en parle un peu, de la différence de rythme entre la campagne et la ville, du fossé que ça creuse.
      Je pense qu’il a voulu dire « humanité », à part que… ils ne parlent que des hommes (valides, souvent). Donc, pour ma part, c’est genré… Après, tu peux te dire qu’il y avait aussi des ouvrières parmi les ouvriers dont il parle, mais il y a des spécificités qui passent clairement à la trappe…
      Paradisehunter35 a raison, c’est bien le nombre d’heures travaillées qui compte (André Gorz en parle dans « Métamorphoses du travail », c’est comme ça que je l’ai su). Franchement, quand je l’ai appris, ça m’a foutu un coup. Et c’est évident par rapport à ce qu’on vit…
      Ton exemple de l’art est intéressant. J’avoue que je ne sais pas combien mettre pour tes illustrations de sirènes parce que dans le monde capitaliste, ce serait de la grosse arnaque mais comme je vis justement dans ce monde, je n’ai aucune idée du juste prix ! Et du coup, je me dis que l’art est incompatible avec le capitalisme… Même si vous aviez une plus juste rémunération qui tient mieux compte des critères que t’as mentionné (et encore…), c’est parfois trop aléatoire et pour ce que j’ai vu dans mes cours d’économie, le capitalisme a horreur de l’aléatoire (même si on voit que pour faire plus de profits, pas de problème, cf la finance). Du coup, je saurais pas comment te répondre, sans que ça me taraude vu que je ne vis pas de ça, je me pose aussi des questions.

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      • C’est dommage qu’il n’en est pas plus parlé que ça… Faudrait que je fasse quelques recherches, mais j’ai plus de chance de trouver des communautés qui ont rétabli le troc que d’en trouver qui vivent dans une certaine lenteur haha. C’est peut-être pour ça que je suis pas mal intéressée par les îles bretonnes par exemple, comme c’est à l’écart, le rythme de vie ne doit pas être le même, déjà pour les transports, et ça doit être particulièrement apaisant.
        On peut se dire ça oui mais bon, le ressenti lui ne peut être illusoire quoi.. C’est dommage là encore, mais bon, je ne pense pas tirer un trait dessus pour ça pour autant, je serrerai les dents au pire.
        Ca m’avait frappé lors de ma première mission au Zenith, le patron avait dit à la fin « bon bah vous avez fait 2h30 de boulot, vous me notez ça pour que je vous paye de manière juste », et là bah tu vois que le temps fait, et c’est vraiment nul. Ta soirée se résume à 2h30, ok. Pas à accueillir des gens, pas à les placer, mais 2h30.
        C’est vrai que pour l’art c’est vachement dur/ Je ne parviens pas encore à fixer de tarifs, parce qu’il n’y a pas de recette magique. J’essaie d’happer des conseils à droite à gauche, de regarder des vidéos d’illustratrices qui parlent justement des tarifications, mais je ne suis jamais satisfaite. C’est pour ça aussi que je tiens particulièrement au tarif libre et consentant, parce que c’est une manière neutre et propre à chacun.e, mais ce n’est pas forcément vivable. En tout cas, je me questionne beaucoup dessus, je pense migrer sur Etsy pour une boutique et j’aimerais faire un jour avec cette tarification libre, mais ce sera seulement fait depuis instagram je pense… Enfin bon, à mûrir ! Faudrait limite que je vende que sur des vide-greniers sérieux, je m’adapte vraiment pas à la société capitaliste.

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      • Des communautés qui font du troc xD Je rigole mais c’est ça… L’exemple des îles bretonnes (ou même d’autres îles à l’écart, comme les autres îles secondaires d’Okinawa au Japon) est bien trouvé, je n’y avais pas pensé !
        Surtout qu’on te paye ton temps de travail, mais faut quand même être productif, hein, sinon t’es viré. Payer le temps de travail, oui, mais pas n’importe lequel.
        Tarification libre ? Tu veux me torturer ou quoi ? Comment vais-je faire ? TT

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  3. Faisons comme Victor Hugo, partons sur Guernesey Ada !
    C’est ça, ce système est tout simplement foutu.
    Et bah tu pourras proposer selon tes moyens, voilà ! C’est une manière de rendre accessible, sans qu’il y ait de culpabilité derrière !

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  4. Voilà un ouvrage qui m’intéresse. Mes étudiants de BTS travaillent sur le thème (imposé) « A toute vitesse ! ». Nous explorons aussi bien sûr le versant opposé, la lenteur et je constate que de nombreux livres paraissent sur le sujet, sur le choix de la lenteur aujourd’hui. Personnellement, je n’ai plus à être convaincue, mais pour les jeunes par contre, ce n’est pas gagné…

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