Scum Manifesto, de Valerie Solanas – les livres féministes #28

Je pense que les féministes en ont tou·te·s entendu plus ou moins parler : ce manifeste, sorti en 1968, est connu de par sa misandrie assumée et d’un projet qui va même au-delà de ça : renverser le patriarcat, quitte à tuer des hommes.

Valerie Solanas est passée pour une « folle » à l’époque, et beaucoup d’hommes, de femmes (et même de féministes !) ont fait en sorte que ça soit le cas. La postface de Lauren Bastide en parle bien. Seulement, comme cette dernière, je ne pense pas qu’il y ait matière à rire de ce livre ou à s’en moquer. Cette souffrance que j’ai entrevu dans les lignes de son manifeste, à travers la colère et la grossièreté, ce n’est pas drôle. Et je pense qu’il n’y a qu’une femme pour comprendre, même si elle désapprouve sa stratégie. Oui, désolée les alliés cis mecs, je pense que ça va être très difficile pour vous de prendre du recul sur ses propos, et pour les autres hommes, n’en parlons même pas. Ils sortiraient le briquet pour faire un feu de camp avec.

Les quatre premières pages m’ont un peu déplu mais la suite a été géniale. Je rejette tout le regard essentialiste qu’elle pose sur les hommes (et même les femmes, en renversant le paradigme négatif à notre encontre) mais si on analyse ses propos en remplaçant ce caractère fataliste par ce qu’on connaît de la construction sociale genrée, bah… Elle a raison en fait.

Le mâle est un accident biologique; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital

Un exemple de ce qu’elle pense des hommes. Mais ce serait bête de s’arrêter là, de sauter à la conclusion sans essayer d’analyser avec empathie.

Quand elle évoque le fait que la guerre et ses calamités viennent des hommes, elle n’a pas tort du tout (c’est lié à la démonstration de la virilité et de la domination, comme le reste). L’absence ou presque d’empathie, la lâcheté vis-à-vis de la paternité, la dignité… Là-dessus, force est de constater que cela existe bel et bien (ou que cela est arrangé selon leurs intérêts personnels).

Beaucoup de problèmes liés à l’éducation des hommes ont été soulevés, même s’il y a donc souvent une forme de justification biologique dans ses propos, il n’est pas difficile de la remplacer par ce que crée le système patriarcal. En était-elle en partie consciente, qu’elle était en tort sur cet aspect pseudo-naturel ? Quand elle parle, par exemple, de l’opposition entre le mariage et la prostitution, il est évident qu’un homme ne va pas naître avec ce schéma en tête pour asservir encore plus les femmes.

L’homme a besoin de boucs émissaires sur lesquels il peut projeter ses lacunes et ses imperfections et sur lesquels il peut défouler sa frustration de n’être pas une femme. Les multiples discriminations ont d’ailleurs un avantage pratique : elles accroissent substantiellement la masse de cons disponible pour les hommes qui campent au sommet de la pyramide.

Elle mentionne très souvent le fait que les hommes sont jaloux des femmes (qui leur sont si supérieures en réalité – je vous avais dit que c’était plus ou moins l’inverse de ce qui nous est dit dans la société) et qu’ils souhaiteraient être comme elles. J’aurais pu lever les yeux au ciel mais je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Parce que ce propos m’a fait penser à ce qu’on peut lire dans le livre d’Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité, où l’autrice propose une des théories suivantes : les hommes auraient craint notre capacité d’enfanter à l’époque (sans savoir qu’ils y étaient aussi pour quelque chose). L’intuition de Valerie Solanas n’est pas idiote, même si cette théorie n’est pas prouvée.

Bref, j’ai trouvé qu’elle était pertinente, au-delà de sa grossièreté dont je vous présente un extrait ici :

La vie, dans une société créée par et pour des créatures à la sensibilité plus que limitée, donc profondément ennuyeuses, lorsqu’elles ne sont pas sinistres et déprimantes, ne peut être que profondément ennuyeuse, lorsqu’elle n’est pas sinistre et déprimante.

Voilà, c’est le genre de choses qu’on peut y trouver, et si vous êtes déjà choqués, sachez qu’il y a pire (j’avoue que j’ai ricané à ce passage personnellement). En même temps, elle tient des propos essentialistes sur les hommes qui ne penseraient qu’à baiser, c’est dans leur nature, et ils nous asservissent pour cacher cette cruelle vérité.

Elle savait aussi parfaitement que le capitalisme et le système de l’argent dans notre monde craignaient un max et qu’il doit être éliminé pour, si ce n’est pas supprimer, au moins affaiblir (c’est moi qui rajoute cette nuance) les oppressions et l’injustice. Elle appelle à une convergence des luttes (elle n’a pas utilisé cette expression mais c’était l’idée) contre les hommes. On note toutefois qu’elle ne parle pas de racisme et que je la trouve parfois validiste dans ses propos. Elle rêve aussi d’automatisation, elle critique le travail à l’ère capitaliste.

A la fin de son manifeste, elle appelle à éradiquer la masculinité par tous les moyens possibles (l’assassinat en fait partie, bien entendu).

Scum n’a rien à faire de banderoles, de défilés ou de grèves pour réaliser ses desseins. De telles tactiques sont bonnes pour les dames comme il faut, qui choisissent soigneusement les moyens les plus sûrs d’être inefficaces.

Elle n’est pas tendre avec les femmes du côté des hommes et du patriarcat, qu’elle appelle d’ailleurs des « paillassons ». Je ne suis pas d’accord avec elle, même si certaines d’entre elles me mettent en colère. Il n’y a pas à être méprisante et insultante comme ça… La sororité à 100% avec moi, c’est mort, mais faut pas déconner.

Ce qui est frappant avec cette femme, c’est qu’elle est sûre de ses capacités, elle semble arrogante. La violence patriarcale n’a pas dû la soumettre comme c’était espéré : elle a beaucoup souffert, violée à de multiples reprises par plusieurs hommes et même sans ça, ses ambitions professionnelles ont été trahies par la gente masculine. C’est très probablement ce qui a conduit à sa tentative de meurtre d’Andy Warhol. Au lieu de l’assommer, ça a clairement fait ressortir son côté revanchard, et on la comprend.

A titre personnelle, même si je n’adhère pas à son programme et à son propos essentialiste, je comprends sa colère et la trouve légitime. On ne peut pas lire son pamphlet sans se dire qu’elle a raison sur pas mal de points, sans reconnaître sa vie et ses observations. Son style est vif et cru, tranchant là où ça fait mal, et si elle peut sembler injuste par moments, sa rage est partagée. C’est surtout triste qu’elle en soit arrivée là, mais compréhensible.

10 réflexions sur “Scum Manifesto, de Valerie Solanas – les livres féministes #28

  1. Comme toi, je comprends et je trouve sa colère légitime, et comme toi, je n’adhère pas à son programme. Mais c’est aussi très intéressant à lire et je ne doute pas qu’une bonne préface permette de faire la lumière sur un texte aussi brutal – et toujours d’actualité sur pas mal de points.

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      • Après l’avoir lu, j’avais entendu un entretien de Bastide dans un podcast, justement au sujet de « SCUM Manifesto » (je ne sais plus quel podcast c’était, en revanche…). Si des gens ont découvert ce livre par le biais de cet entretien, je pense que le livre a dû rester ouvert de bout en bout, mais c’est vrai que, en préface, le texte de Bastide aurait sûrement permis à certaines personnes une meilleure appréhension du manifeste de Solanas.

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