La guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch

Oui, je n’avais pas encore lu cet ouvrage emblématique de son œuvre ! (c’est le premier livre qu’elle a publié) Je m’y suis enfin collée cet été et je ne le regrette pas. Encore une très belle œuvre (nécessaire).

Dans ce livre, l’autrice a rassemblé des témoignages de personnes qui ont été essentielles pour la bonne marche de l’Armée rouge (celle de l’URSS) mais qu’on a cherché à faire taire et à effacer : les femmes. De plus, l’autrice avait une idée bien en tête : les laisser parler de leur guerre à elles, pas forcément le vécu des hommes et encore moins les faits. Il y a déjà beaucoup de livres sur ces éléments-là, ça devrait aller. Elle a passé sept années (il a été publié en 1985) à recueillir ces témoignages de femmes (vive le bouche à oreille). Ça n’a pas toujours été facile… Elles ne souhaitaient pas toutes parler, et même quand c’était le cas, elles n’ont pas tout dit, certains sujets sont passés sous silence (les viols au sein de l’Armée par exemple, qu’une femme a osé dévoiler rapidement).

Bien évidemment, son livre a été censuré dans son propre pays (citation d’une conversation avec un censeur) :

– Oui, la victoire nous a coûté bien des souffrances, mais vous devez chercher des exemples héroïques. Il s’en trouve par centaines. Or vous ne montrez de la guerre que la fange. Le linge sale. Avec vous, notre Victoire devient horrible… Quel but poursuivez-vous? – Dire la vérité. – Et vous pensez que la vérité, vous allez la trouver dans la vie ? Dans la rue ? Sous vos pieds ? Pour vous, elle est aussi basse que ça ? Aussi terre à terre ? Non, la vérité, c’est ce dont nous rêvons. Ce que nous voulons être !

Ce censeur est assez injuste, je trouve, car toutes les filles sont parties au front pour l’amour de la Patrie, elles ont sacrifié leur jeunesse et les relations avec leur famille pour ça, on ne les a forcées à rien. Il faudrait quoi pour que ce soit « plus beau » selon lui ? Ne rien savoir de toutes les difficultés que ça a engendré pour elles, j’imagine.

Je l’ai trouvé un tantinet moins bien que les deux autres que j’ai lu (mais je ne saurais pas expliquer pourquoi), et pourtant, il est bien structuré. Elle n’a pas balancé les témoignages au hasard, vous verrez bien si vous le lisez.

Svetlana Alexievitch a rencontré différentes femmes avec des métiers multiples, et sûrement pas aussi héroïques que ce qu’espérait sûrement le censeur. Oui, il y a eu des combattantes (tireuses d’élite, sapeuses, soldates, etc) mais aussi des rôles qu’on considère annexes mais sans ceux-là, la guerre aurait été bien plus dure et aurait eu un autre visage : brancardières, agentes de liaison, infirmières, cuisinières, etc.

On pourrait penser que seuls les gens extraordinaires ou anormaux ont pu endurer toutes ces épreuves, mais non, c’étaient des écolières de la veille, des étudiantes, des fillettes qui n’avaient encore jamais quitté leur maison. Comment ont-elles fait ? Comment ?

Ce que le censeur reprochait à l’autrice, c’est d’avoir récolté des témoignages qui racontent la dureté de la vie, comme le transport, la difficulté de la vie quotidienne (la boue, le manque de nourriture, les conditions extrêmement précaires d’hébergement, etc), le choc psychologique qu’entraîne la guerre, sa cruauté, le sang qu’elle verse. Mais vous objecterez que ce sont des choses que les hommes vivent aussi durant la guerre. En effet. Ce qui rajoute une plus-value « féminine » à ces récits, c’est que ce sont les récits de femmes cis et qu’il y a eu des éléments de difficulté purement liés à la sexualité dite « féminine » (les règles par exemple, elles devaient souvent se débrouiller avec les moyens du bord – souvent des morceaux de tissus absolument pas adaptés pour ça) et à l’éducation genrée féminine (notre prétendue infériorité sur le plan physique mais aussi psychologique, et l’amour qui serait impossible avec une femme qui s’est battue). Sans compter que leur expérience sociale de femme les fait considérer les choses différemment (on voit ça avec les animaux et la flore notamment). Je ne fais que donner des exemples, c’est bien plus vaste que ça.

Au début de ce livre, dans ce que déclare l’autrice, elle pose de bonnes questions, elle dit des choses lucides, mais comme trop souvent, elle les lie à un aspect biologique alors qu’on est plutôt sur une construction sociale, mais bref… Elle relève que c’est une perte immense que l’expérience des femmes soit toujours occultée, et que les femmes elles-mêmes considèrent qu’on n’a rien à apporter comparé aux hommes… Avant que ça crie au scandale chez certaines féministes que si, on souhaite dire des choses et qu’on nous en empêche, non, ce n’est pas que ça. Bien sûr qu’on nous en empêche mais la stratégie est aussi de nous faire croire et accepter que notre opinion n’est rien. Voilà pourquoi un tel livre n’a pas émergé avant.

Sans compter que l’aspect émotionnel n’est pas reconnu comme étant intéressant, ayant de la valeur. D’ailleurs, c’est aussi lié à un pseudo aspect biologique féminin. Qui a majoritairement écrit sur la guerre ? Une très grande majorité, même… Les hommes. Dans ce livre, les femmes ont parlé des animaux… Qui s’en soucierait sinon ?

Tout ce que nous savons, cependant, de la guerre, nous a été conté par des hommes. Nous sommes prisonniers d’images « masculines » et de sensations « masculines » de la guerre. De mots « masculins ». Les femmes se réfugient toujours dans le silence, et si d’aventure elles se décident à parler, elles racontent non par leur guerre, mais celle des autres. Elles adoptent un langage qui n’est pas le leur. Se conforment à l’immuable modèle masculin. Et ce n’est que dans l’intimité de leur maison ou bien entourées d’anciennes camarades du front, qu’après avoir essuyé quelques larmes elles évoquent devant vous une guerre (j’en ai entendu plusieurs récits au cours de mes expéditions journalistiques) à vous faire défaillir le cœur. Votre âme devient silencieuse et attentive : il ne s’agit plus d’événements lointains et passés, mais d’une science et d’une compréhension de l’être humain dont on a toujours besoin.

Malgré les énormes complications, les peines immenses, les innombrables obstacles, elles ont réussi à survivre. Dans un monde qui se pense uniquement sur le mode masculin, elles sont dignes d’admiration. Leurs récits sont divers et très émouvants, chacune l’étant à sa façon, selon le contexte explicité.

Je leur posais des questions sur la mort, et elles me parlaient de la vie. Et mon livre, ainsi que je m’en rends compte à présent, est un livre sur la vie, et non sur la guerre. Un livre sur le désir de vivre…

L’autrice, on le voit dans son premier ouvrage, savait déjà excellemment mettre en valeur les témoignages de ces femmes en les retranscrivant avec son écriture poétique, qui souligne la face dramatique de leur vécu mais aussi les quelques petits bonheurs qu’elles ont connu.

Un livre nécessaire à lire car il fait découvrir d’autres faces de la Seconde Guerre mondiale, celles qu’on a voulu effacer. Il rend aussi hommage à ces femmes dont la contribution essentielle n’a pas été reconnue à sa juste valeur, réparant ainsi une injustice et une absence flagrantes.

5 réflexions sur “La guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch

  1. Il faudrait que je le lise ! C’est vrai quand elle dit que le récit de la guerre est raconté au masculin.
    Cela me rappelle un truc similaire à propos des traités de paix. Pourquoi les civils n’y sont jamais conviés ? Pourquoi seule l’armée est en charge de cela ? Et bien sûr derrière il y a le fait de ne surtout pas inclure les femmes au traité signé pourtant ce sont elles qui font tourner la machine quand ces messieurs jouent à la guéguerre !
    Pourquoi sur les monuments aux morts on ne voit jamais les noms de ces femmes qui ont sacrifié leur vie sur le front et ailleurs ? Seuls les hommes sont dignes d’intérêt.
    Cela me fait aussi penser à toutes ces femmes qui ont oeuvré dans la Résistance. Quand on réfléchit un peu, la grande majorité des hommes sont partis à la guerre et ont été faits prisonniers ou envoyer en STO. Qui reste ? les femmes. Alors qu’on arrête de me dire que les femmes ont eu qu’un petit rôle dans la résistance !
    Tout ça soulève un vaste débat sur l’invisibilisation du rôle des femmes dans l’Histoire !

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    • Tout à fait, ton commentaire est très juste. On a eu une place dans les guerres qui a été forcée parce que la guerre, qui la décide ? Les hommes ! Bien vu pour les traités de paix et les monuments 😉 C’est pour ça qu’il y a des livres sur des femmes formidables mais qui ont été opportunément oubliées.

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  2. Pingback: C’est le 1er, je balance tout ! # 58-59 – Octobre-Novembre 2021 | L'ourse bibliophile

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