Du libéralisme autoritaire, de Carl Schmitt et Hermann Heller

Quatrième de couverture

Le 23 novembre 1932, quelques semaines avant l’accession de Hitler au pouvoir, le philosophe Carl Schmitt prononce un discours devant le patronat allemand. Sur fond de crise économique, son titre annonce le programme : « État fort et économie saine ».
Mobilisant des « moyens de puissance inouïs », le nouvel État fort, promet-il, ne tolérera plus l’« émergence en son sein de forces subversives ». Ce pouvoir autoritaire musèlera les revendications sociales et verticalisera la présidence en arguant d’un « état d’urgence économique ».
Lorsqu’il lit ce texte de Schmitt, son adversaire de toujours, le juriste antifasciste Hermann Heller, ne saisit que trop bien de quoi il s’agit. Peu avant de prendre le chemin de l’exil (il mourra en Espagne l’année suivante), il laisse un court article qui compte parmi les plus clairvoyants de la période. Nous assistons là, analyse-t-il, à l’invention d’une nouvelle catégorie, un « libéralisme autoritaire ».
Ce recueil rassemble ces deux textes majeurs de la pensée politique, encore inédits en français, assortis d’une présentation qui éclaire les rapports méconnus entre Schmitt et les pères fondateurs du néolibéralisme.

Critique

Ce livre n’a pas été une claque mais la confirmation que le pressentiment que j’avais (et que d’autres bien plus intelligents que moi ont eu aussi) sur un sujet en particulier est juste.

Le gouvernement français actuel (mais pas que, c’est mondial) a une tendance à favoriser le libéralisme économique à tout prix, réprimant ainsi les contestations sociales, détruisant le service publique, and so on. Si vous connaissez la définition du libéralisme économique, vous voyez bien qu’il y a un truc qui cloche. Ce n’est pas du laisser-faire classique… Il y a bel et bien un interventionnisme, mais pas au sens social qu’on entend habituellement. Il s’agit de bloquer les revendications et protestations sociales (souvent violemment, comme on le voit aujourd’hui dans les manifestations) et d’opérer au niveau législatif pour favoriser les grandes entreprises (j’aurais pu dire l’économie mais je ne suis pas hypocrite à ce point, sachant que l’économie n’est pas néolibérale par nature comme on essaye de nous le faire croire) et leur croissance au détriment de beaucoup de choses (socialement, écologiquement, etc).

Tout ceci a déjà eu lieu. Non, on ne parle pas des dictatures sud-américaines des années 70. Encore avant. Les années 30, l’Allemagne… Vous connaissez le contexte de ce pays à l’époque ? Connaissez-vous celui d’avant 1933 ? Quelques années avant celle-ci ? Ce livre est là pour vous éclairer.

Carl Schmitt et Hermann Heller sont présentés comme les auteurs du livre mais c’est plus compliqué que ça : ils sont en réalité les auteurs d’un texte chacun (respectivement « État fort et économie saine » et « Libéralisme autoritaire ? »), qu’on trouve à la fin de l’ouvrage. Durant la moitié de l’essai, on a une présentation et des commentaires très instructifs de Grégoire Chamayou, un philosophe.

C’est surtout cette partie dont je vais vous parler car je trouve le texte de Carl Schmitt pas accessible (celui d’Hermann Heller est un peu plus compréhensible). Mais tout d’abord, je vais vous présenter ces deux personnes. Qui étaient-ils ? Carl Schmitt n’est peut-être pas inconnu de tout le monde car ses livres sont encore publiés, alors qu’Hermann Heller est tombé dans l’oubli. Leurs seuls points communs ont été d’être allemands, juristes et philosophes. Politiquement parlant, ils ne sont pas du tout sur la même ligne. Schmitt est conservateur, Heller est socialiste. Le premier deviendra un nazi, le deuxième est juif (il devra d’ailleurs fuir l’Allemagne).

Grégoire Chamayou va beaucoup parler de Schmitt car c’est lui qui est à l’origine d’une véritable édification idéologique du libéralisme autoritaire. Hermann Heller a brillé par son intelligence à l’époque car le texte de Carl Schmitt auquel il répond (un texte d’une conférence) n’est pas toujours clair, il faut parfois lire entre les lignes, même si certains passages font preuve de cynisme (dissimulé à travers un jargon tout ce qu’il y a de sérieux et professionnel mais tout de même bien perceptible).

L’auteur des commentaires va donc restituer le contexte historique, économique et politique de l’Allemagne du début des années 30 à travers l’idéologie de Carl Schmitt applaudie par ceux qu’on appelle les patrons. Pour commencer, qu’entend-il par « État fort » et « État faible » ? D’abord, il parle « d’État total », ce qui m’a fait personnellement penser au début au mot « totalitarisme », alors je pensais que « l’État total » exprimait une dictature, et ce qui semblait être une critique de Carl Schmitt à cet égard au début me semblait correct. Que nenni ! Un État total, c’est un « État faible ». Qu’est-ce qu’un État faible selon Carl Schmitt ? Un État qui écoute un peu trop tout le monde, qui veut répondre aux demandes de chacun… Un État trop démocratique en somme. Mais Carl Schmitt va rassurer tout de suite ses fans en prétendant que « l’État fort » dont il espère l’émergence est en réalité la véritable démocratie. Ne vous inquiétez pas, tout va bien, passez votre chemin.

Je ne vais pas réexpliquer le concept de « libéralisme autoritaire », je pense que vous l’avez compris plus tôt dans l’article. Ça peut paraître naïf de demander ça mais pourquoi se cacher derrière les oripeaux de la démocratie ? L’autoritarisme, c’est forcément une dictature, on parle de « libéralisme autoritaire », donc de principes d’économie néolibérale imposée à tous. Les néolibéraux ne sont pas bêtes : ils savent qu’ils ne se feraient jamais élire démocratiquement avec un tel programme (souvent de l’austérité mais pas pour les plus puissants). Le mieux, c’est de se faire élire en prétendant certaines choses mais qui ne se feront jamais dans leur politique parce que néolibéralisme oblige. Et ils ont une arme à leur disposition : l’appareil sécuritaire de l’État. Se servir de certains outils législatifs comme l’état d’urgence et voir si on peut l’étendre comme « État d’urgence économique » (il n’était que militaire à la base).

Autoritaire ne veut pas seulement dire répressif. Comme l’étymologie l’indique, est autoritaire un pouvoir qui aspire à être le seul auteur de la décision politique. L’un des actes fondateurs du libéralisme autoritaire est de légiférer par ordonnances en matière économique et sociale.

Tout au long de sa partie, Grégoire Chamayou nous décrit ce qu’il se passe au fil de l’histoire au niveau politique et économique. Des magouilles, de la propagande, un putsch planifié (mais qui n’a pas eu lieu)… Le libéralisme autoritaire nécessite une collaboration entière des pouvoirs en place, qui s’en font un plaisir à l’époque. Bien sûr, Carl Schmitt n’est pas le seul théoricien de ce genre de pensée mais il est celui qui l’a vraiment exprimé de bout en bout, qui lui a donné forme. Mais certains inspirateurs et d’autres qui se sont inspirés de Schmitt plus tard seront bien mentionnés. C’est passionnant (et très flippant).

Et en quoi c’est une opportunité pour le fascisme (et le nazisme à l’époque) de se développer ? Car, de par ses principes, c’est un grand allié du libéralisme autoritaire. L’autorité décuplée, la répression sans état d’âme, exploiter les plus faibles, et d’autant plus ceux qu’on n’aime pas et qu’on voudrait éventuellement faire disparaître… La morale des patrons ? Quelle morale ?

Pour autant, une incertitude demeurait. Ce qui chagrinait une partie des milieux d’affaires, dans le national-socialisme [le parti d’Hitler – c’est moi qui rajoute], c’était le second volet de son improbable nom composé, son penchant probablement « socialiste ». En 1932 en effet, pour mordre sur l’électorat de gauche, la propagande du NSDAP avait pris des accents quasi anticapitalistes. Du fait de cette démagogie, un léger doute planait sur son programme économique. C’était cela, et non le reste – ni la brutalité sanguinaire ni l’antisémitisme des nazis -, qui suscitait encore quelques réticences dans les rangs patronaux.

A la fin, l’auteur fait forcément un petit parallèle avec notre présent, un passage obligé avec le contexte actuel mais qui reste minime malgré tout. Ce livre n’est pas là pour parler de ça principalement, il éveille surtout notre vigilance : non, ce n’est pas nouveau, tout ça. On ne peut pas dire qu’on ne l’aura pas vu venir : ça se déroule en ce moment-même, sous nos yeux.

Un essai que j’ai trouvé très instructif car je ne me rendais pas compte que cette inspiration pour le libéralisme autoritaire était si vieille que ça. On apprend pas mal de choses sur l’Allemagne du début des années 30, sur les personnalités emblématiques (mais pas forcément connues de nous) de ce raisonnement économique autoritaire. Un livre à lire pour mieux nous construire niveau savoir face au danger qui nous attend.

18 réflexions sur “Du libéralisme autoritaire, de Carl Schmitt et Hermann Heller

  1. J’ai trouvé ton article passionnant à lire, du coup je ne doute pas que le livre le soit également.
    Je ne lis vraiment plus d’ouvrage de ce genre, à la fois par manque de temps et je pense aussi parce que réfléchir que le monde me fait finalement plus de mal que de bien. Je n’en ressors que du négatif et un sentiment de fatalisme, me disant que les choses ne pourront jamais s’améliorer. Et à mon avis je me dirai exactement ça avec ce genre d’ouvrage 😅
    Mais j’ai pris grand plaisir à te lire, c’est déjà très bien en soi !

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    • Ce sont les mêmes en fait ! Vu que tu es sur Instagram, j’ai une story en une sur ce livre avec des extraits, il me semble qu’il y en a un qui parle particulièrement de ça, que le néolibéralisme ne peut pas se faire sans autoritarisme (un truc du genre).

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  2. Comprendre comment les nazis sont arrivés au pouvoir est plus qu’instructif. Ils sont le résultat de la crise de 1929. Beaucoup d’allemands ont soutenu les nazis parce qu’ils leur ont donné du travail alors qu’ils mourraient de faim. La répression qu’ils ont exercés sur les partis dits « sociaux » comme pouvait l’être à l’époque le parti communiste est un exemple du genre. Les nazis sont les nostalgiques du temps d’avant où les ouvriers fermaient leur gueule et obéissaient aux patrons. La révolution russe a bousculé tout ça et fait naître beaucoup d’espoirs dans la population mondiale très opprimée par la révolution industrielle que je qualifie d’esclavage moderne.
    Les grands patrons de l’époque ont adhérer en masse à cette doctrine parce que cela remettait les choses « en ordre ». Fini les revendications sociales. Il ne faut pas non plus oublier que les grands noms de l’industrie allemande se sont engraissées durant l’ère nazie. Ils ont utilisé sans vergogne la main d’oeuvre des camps parce que cela ne leur coûtait rien.
    Et je ne parle même pas de tous ces patrons anglo-saxons avec au premier rang Monsieur Ford qui envoyait des dons au parti nazi allemand…
    Je pense que ce livre doit être super intéressant à lier aveccelui de Bernays : « Propaganda ou comment manipuler l’opinion en démocratie »… dont les nazis se sont inspirés pour véhiculer leurs idées !
    Comprendre le passé, c’est mieux appréhender l’avenir. Mais l’ignorance est tellement plus facile à manipuler…
    Ce que nous vivons actuellement est gravissime d’un point de vue social. La majorité des gens ne s’en rendent même pas compte. On leur a tellement inculqué le fait d’avoir sa maison, sa voiture, ses vacances… que tout cela était plus important que tout, que si vous dites et surtout faites des choses qui n’ont rien avoir avec cela mais qui sont des atteintes à leur liberté, leurs droits, ils ne le verront pas.
    En boucle dans ma tête, j’entends leur réponse quand je mets en garde : « mais non, c’est pas possible ». Et bien si et en plus avec votre bénédiction ! Moi je suis fatiguée de constater le pouvoir de l’ignorance. Tout part en vrille.

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    • Merci pour ton commentaire que j’adore ! Oui, pour lutter contre cette ignorance qui nous rend apathiques, il faudrait lire, se renseigner… et notamment lire ce livre ! C’est trop grave, comme tu dis, pour qu’on puisse avoir le luxe de fermer les yeux. Il s’agit de nos vies et de celles de nos descendants (je veux pas d’enfants, mais voilà…).
      Je sais que le parti communiste a été étouffé mais je ne connais pas la période de l’entre-deux guerres, plutôt celle d’après la 2GM.
      Quant à « Propaganda », je tourne autour depuis des années sans l’acheter ! Tu le conseilles ?

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      • Et bien je suis ravie que mon commentaire te plaise !
        L’époque entre deux guerres est essentielle à comprendre pour comprendre le monde dans lequel on vit. Elle est la source de beaucoup de choses dans nos vies. En fait la seconde guerre mondiale n’a été d’un point de vue froid et économique qu’un énorme accélérateur.
        Il faut vraiment s’y intéresser.
        Pour Propaganda c’est un INDISPENSABLE. Froid, glacial, très déstabilisant mais il faut absolument le lire. Tout comme la Psychologie des foules d’ailleurs.

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  5. Coucou ! Merci pour cet article !! Je n’ai pas lu cet ouvrage, mais il complète La Société ingouvernable de Grégoire Chamayou ! Il parle des années 1930 et de Carl Schmitt effectivement, moins dans le détail que dans ton livre, et surtout il montre comment ces politiques sont toujours appliquées aujourd’hui. En revanche, le style de Chamayou est dense, j’ai eu du mal à bien comprendre les différentes courants politiques de la droite et la chronologie, c’est pourquoi je ne l’ai pas (encore) chroniqué.

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    • Oh, déjà entendu parler de cet auteur (à défaut de l’avoir lu) La situation politique est expliquée mais pas non plus dans les gros détails (juste assez pour qu’on comprenne bien), c’est ça qui rend le propos de Chamayou lourd dans son livre ?

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      • C’est pas Chamayou justement qui commente dans le livre que tu as chroniqué ? 😉
        Je pense que c’est pas tant ses propos que la difficulté du sujet abordé, j’ai du mal à suivre les différentes nuances de libéralisme, néo-libéralisme, etc., mais je pense que je relirai son livre, tout simplement, et d’autres sur le même sujet 🙂

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      • Mais je suis con, moi, bien sûr que si (on est vendredi, ok ?).
        Oui, tu peux revoir des définitions (basiques) sur Internet au pire. C’est comme ça que je fais, perso.

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